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Inutile de faire semblant : vos émotions ne s’arrêtent pas à la porte de votre bureau ! Mais, en vous aidant à mieux les analyser, les découvertes des neurosciences permettent de diriger de façon plus efficace. Et plus épanouie.
Les émotions dans le management
Les émotions sont longtemps restées à l’écart de l’entreprise. Irrationnelles, non productives… dérangeantes, pour tout dire ! Managers comme collaborateurs étaient priés de les laisser de côté en franchissant la porte du bureau. Les affects ont pourtant toute leur importance au travail. Refuser leur existence présente même un risque : «Le tabou qui pèse sur les émotions en entreprise conduit les collaborateurs et les managers à rester dans une attitude d’évitement du sentiment », souligne Emma Vilarem, docteur en neurosciences cognitives et cofondatrice de l’agence de conseil Cog’X. Or, l’émotion est une réalité biologique. Nier cette réalité provoque des surcharges émotionnelles. Certaines personnes se retrouvent dépassées par les événements.
Dans l’ouvrage collectif Traité de psychologie des émotions dirigé par David Sander (Dunod, 2014), Véronique Tran, enseignante à l’ESCP Europe, cite une étude réalisée en 1932, montrant déjà les liens entre affects et performance, ainsi que l’influence des émotions ressenties à la maison sur le comportement au travail. Il a néanmoins fallu attendre les années 1980 pour que les chercheurs en management se penchent à nouveau sur le sujet.
«La place des émotions a évolué depuis une quinzaine d’années, estime Brigitte Dubreucq, fondatrice du cabinet Coherens, en particulier la compréhension de leurs conséquences dans les relations interpersonnelles.» Deux grands axes expliquent, selon elle, ce regain d’intérêt : le poids de la dimension affective dans la prise de décision et son impact au niveau du collectif.
La neuroscience au décryptage des émotions
Ces émotions, au juste, quelles sont-elles ? Le neuropsychologue et professeur portugais António Damásio en répertorie six dites «de base» : la colère, la peur, la surprise, la joie, le dégoût et la tristesse. Viennent ensuite les sentiments secondaires, dont le désir, la sérénité, l’inquiétude ou encore la culpabilité, puis les émotions d’arrière-plan, dont le calme, le plaisir, la fatigue, le stress ou la gêne. Si le collectif est essentiel pour un manager, il faut avant tout réussir à comprendre et maîtriser ses propres sensations, issues de ces trois catégories.
Et sur ces questions, les neurosciences ont un rôle à jouer. D’après un baromètre publié par le cabinet de conseils SBT (lire encadré), les individus qui portent attention à leurs émotions dans l’entreprise ont une «balance émotionnelle plus positive», en clair se déclarent plus heureux (+12%) que ceux qui y sont indifférents.
Et pour cause : une meilleure compréhension de son fonctionnement émotionnel permet de mieux gérer son stress et ses affects négatifs, affirme Annabelle Dietrich, coach en région parisienne, qui utilise justement les neurosciences pour initier ses clients aux mystères de leurs états d’âme. «En remettant les émotions à leur juste place, grâce à des exercices simples, une prise de conscience devient possible.» La coach conseille notamment de pratiquer la cohérence cardiaque, qui consiste à ralentir et à maîtriser sa respiration. «On peut s’en servir pendant ou après une réunion difficile, par exemple, pour se calmer. En mettant en cohérence la respiration et le rythme cardiaque, on élimine le cortisol, considéré comme l’hormone du stress», précise-t-elle.
Prendre du recul sur ses émotions pour mieux réagir aux situations professionnelles, c’est tout l’objectif de ces exercices. Christophe Padiou, directeur opérationnel du cabinet IME Conseil, l’un des pionniers en France de l’approche neuro-comportementale dans le management, utilise également la cohérence cardiaque. Il propose également à ses clients de se resituer dans l’action pour améliorer leur réaction face à un stress. «Imaginez-vous coincé dans les bouchons alors que vous allez à une réunion importante. S’énerver, klaxonner, crier n’y changera rien. En revanche, se demander comment arranger la situation, prévenir vos collègues et vos clients de votre retard, demander à un collègue de vous remplacer vous évitera d’être submergé. Les exercices cognitifs permettent de trouver une autre pensée, de se concentrer sur les priorités», détaille-t-il.
Le ressenti émotionnel : une dimension à part pour les managers
D’après un baromètre Cegos de 2018, la moitié des managers n’ont pas demandé à occuper leur poste. La même étude révèle que 66% des salariés n’aspirent pas à devenir eux-mêmes manager. Une preuve parmi d’autres que le job de chef est loin d’être aussi facile qu’on l’imagine ! Gérer le quotidien, anticiper, obtenir des résultats et, en prime, motiver ses collaborateurs tout en prenant en considération les sentiments de chacun d’eux requiert un sacré talent. Il semble pourtant que plus l’on s’élève dans la hiérarchie, moins l’on soit dans l’empathie et la compréhension de l’autre.
«Ceux qui sont très haut dans la pyramide ont tendance à perdre en capacité de déchiffrer les émotions. Quand, en laboratoire, on présente 1 000 visages à une personne en lui demandant de décrypter ce que chacun exprime, on constate que les managers haut placés commettent plus d’erreurs que les autres. Cela s’expliquerait par le fait qu’ils allouent toutes leurs ressources à d’autres compétences et que leur opinion est moins remise en cause», explique Emma Vilarem, précisant que cette perte en compétences sociale n’est en aucun cas volontaire.
Les managers ont donc tout intérêt à se reconnecter à leurs salariés, et à mieux les appréhender. Attention notamment à réagir de façon adaptée au stress de l’autre. «Un exemple tout simple : une personne est anxieuse de prendre la parole en public. Quand vous dites “Ne t’inquiète pas, ça va bien se passer”, vous l’enfoncez dans son anxiété ! A l’inverse, se placer dans la posture du guide, traiter les informations une à une, essayer de saisir ce qui panique l’autre, permet de faire baisser le stress. Une colère ne nécessitera pas la même réaction. L’idée est de savoir adapter sa communication à l’émotionnel», suggère Christophe Padiou. Son conseil : déculpabiliser la notion de stress, qui doit être interprétée comme un signal, un appel à changer la situation.
Le langage corporel traduit les émotions du manager
Autre élément essentiel de la vie d’un manager : se faire comprendre. Et, pour cela, accorder le message verbal et le langage corporel. «Les émotions s’expriment physiquement. Un manager qui recadre un collaborateur en souriant ne réussira pas vraiment à faire passer son message. De même, féliciter un collaborateur d’un ton grave risque de lui donner un doute. La tonalité du message doit s’adapter au message lui-même, c’est ce que nous apprennent les neurones miroirs, dont la fonction est de synchroniser les comportements et les émotions de deux interlocuteurs», analyse Brigitte Dubreucq. D’où l’importance de la forme, autant que du fond.
Le positivisme au service des émotions
Autre enseignement fondamental apporté par les neurosciences : mieux vaut se montrer positif au maximum. Un manager négatif ne fera que renforcer cet état d’esprit dans son équipe. «Le cerveau dispose d’un mécanisme pernicieux : il aime avoir raison. Si vous avez un avis négatif sur quelqu’un, vous aurez beau travailler ensemble sans anicroche, il suffira d’un détail pour que vous pensiez “ah, j’avais raison”. Et c’est un cercle vicieux : si le manager ne fait pas confiance au collaborateur, ce dernier a moins de chance de réussir», explique Annabelle Dietrich. La solution : en prendre conscience et casser le cercle, pour entrer dans le positif vis-à-vis de son équipe.
Zoom sur l’effet Pymalion
L’étude des psychologues américains Robert Rosenthal et Lenore Jacobson va plus loin en ce sens, en prouvant la force de l’effet Pygmalion : le comportement d’un manager se modifie subtilement quand il croit que son équipe est bonne, ce qui conduit celle-ci à devenir encore plus efficace. «Prenons une classe avec des élèves de même niveau, coupée en deux groupes, expose Emma Vilarem. Si l’on dit au professeur que le groupe B est meilleur que le A, il va changer sans s’en rendre compte, poussant davantage les élèves B. Grâce à cette boucle vertueuse, ceux-ci vont progresser plus vite. C’est une prophétie autoréalisatrice.» Convaincu que son équipe est bonne, le chef se montre plus à l’écoute de ses collaborateurs et de leurs émotions, les aide à avancer et… s’améliore en tant que leader.
L’émotion permet en outre de faciliter l’adhésion de collaborateurs à un projet, avec une efficacité supérieure aux arguments rationnels que sont les objectifs commerciaux ou le chiffre d’affaires. Olivier Fronty, CEO du cabinet SBT, le démontre en citant une rencontre avec un client. «Je parlais avec un dirigeant qui souhaitait vraiment embarquer ses collaborateurs en développant un plan d’action. Je lui ai suggéré d’évoquer aussi ses valeurs, son engagement, la solidarité. Lorsqu’il l’a fait pendant sa présentation, son équipe a commencé à prendre des notes exactement à ce moment-là. Sur ces sujets, sa voix changeait, devenait plus chaleureuse, et les salariés ont ressenti cette émotion. Ils ont fini par l’applaudir.» Les conférences TED, discours de penseurs et de leaders notamment dans le milieu des technologies, débutent ainsi presque systématiquement par l’instauration d’un champ émotionnel commun, grâce à une histoire ou une blague, pour mieux capter l’auditeur. «C’est la meilleure solution pour faire passer un message qui restera en tête, grâce à des procédés chimiques de notre cerveau», ajoute Olivier Fronty.
Attention cependant. Assister à une conférence sur le sujet ou la lire un ouvrage ne suffit pas à faire d’un manager le maître de ses émotions ou un as du neurocognitivisme ! «Il n’y a pas de baguette magique. Cela demande des compétences et de la pratique, afin que ces notions s’ancrent dans la mémoire procédurale, celle qu’on utilise pour répéter gestes et attitudes quotidiens. Mieux vaut rester prudent face à quelqu’un qui affirme que développer son intelligence émotionnelle en quelques heures est possible ! Cela exige de la motivation et des efforts», rappelle Brigitte Dubreucq. Son confrère, Christophe Padiou compare l’apprentissage du neuroleadership à «une salle de musculation» : des exercices réguliers sont nécessaires avant de parvenir à un résultat.
L’accompagnement pour apprendre à utiliser ses émotions
Directrice de l’Ecole de biologie industrielle de Cergy, Florence Dufour en a elle-même fait l’expérience. Très intéressée par ces sujets, elle lit et discute depuis longtemps de ces questions avec son équipe qui compte une cinquantaine de personnes, des personnes administratifs aux enseignants. Au cours des années, elle a invité plusieurs coachs en neurosciences, notamment lors du déménagement de l’école en 2016, puis à la rentrée 2018, pour un séminaire sur les émotions et une formation sur le même thème pour les membres du codir.
«Grâce à ces éléments, les personnes communiquent mieux entre elles, les managers intermédiaires font moins appel à la direction pour faire bouger les choses, les tensions ont diminué. Mais il y a tout un process à suivre, on peut difficilement décréter un matin que tout le monde va se former aux neurosciences. Proposer un accompagnement régulier aide. Je le recommande vivement à mes collègues d’autres écoles», raconte-t-elle, ravie de l’expérience.
En somme, pour prendre du recul, pour appréhender son ressenti et celui des autres, il faut se laisser du temps. Si les managers attentifs à leurs propres émotions sont 12% de plus que la moyenne à juger positive leur balance émotionnelle, comme nous l’avons écrit plus haut, ceux qui restent ouverts aux sensations d’autrui sont 17% de plus à se déclarer heureux. A en croire les neurosciences, qui corroborent ici l’enseignement des moines bouddhistes, l’altruisme fait du bien ! De quoi encourager chacun à écouter un peu plus ses sentiments… et ceux des autres.
Le baromètre de l’émotion en entreprise
En 2018, le cabinet SBT se penche sur la balance émotionnelle des salariés au travail pour évaluer ce qu’ils ressentent. Chiffres clefs.
Par rapport à la moyenne de l’ensemble des salariés interrogés, les femmes sont plus nombreuses à ressentir de la tristesse (+14%), de la fatigue (+9%) et de la douleur (+8%). Les hommes mettent en avant la sérénité (+16%), la confiance (+13%) et l’indifférence (+10%).
Ecarts de générations : les moins de 45 ans ressentent davantage de culpabilité (+13%), de honte (+12%) et de confusion (+11%) que leurs aînés ! Les seniors déclarent plus d’énergie et de sérénité.
Le niveau d’études joue sur les émotions ressenties par les salariés : les profils supérieurs à bac+4 soulignent leur curiosité (+8%), leur enthousiasme (+8%), mais aussi leur stress (+6%). Les personnes n’ayant pas le bac ressentent plus souvent de la douleur (+9%), voire du dégoût (+7%).
Les salariés du privé seraient-ils plus heureux que les fonctionnaires ? Les premiers déclarent ressentir de la curiosité (+9%), du bonheur (+8%) et du désir (+6%), là où dans le public et les administrations priment la frustration (+10%), la tristesse (+7%) et la tension (+6%).
Témoignage : « La formation aux neurosciences a changé mon rapport à mes émotions »
A 45 ans, Christophe Ferragne est directeur adjoint du syndicat d’énergies du département de la Loire. Issu de métiers techniques, il encadre une équipe mais s’interroge sur ses compétences en management. «C’était en 2015. Je me suis demandé si je disposais des bons outils… D’où ma décision de suivre une formation sur les neurosciences et le management, pour m’en assurer», explique-t-il. Direction IME Conseil, pour un cursus réparti sur six mois. Presque quatre ans plus tard, Christophe met en avant les bénéfices qu’il en tire encore.
«J’ai mieux compris comment je fonctionnais, mes points faibles. J’avais tendance à réagir vivement, à ne pas prendre assez de distance. Maintenant, j’ouvre le débat, j’argumente, je reste dans le cérébral au lieu de foncer tête baissée dans l’émotion.» Un impact positif sur lui, mais aussi sur les autres. «Ma formation m’a aussi appris à gérer le ressenti de mes interlocuteurs : cela me permet de mieux les définir, les comprendre et échanger avec eux. Pour mes équipes, c’est un vrai confort. Si je reste ferme sur certains points, il y a aussi davantage de discussion possible.» Résultat : ses deux chefs de service ont également suivi une formation. Et tous les cadres supérieurs du syndicat ligérien des énergéticiens pourraient bientôt leur emboîter le pas.
Source : Laura Makary pour Capital avec Management,
www.capital.fr/votre-carriere/les-emotions-nouvel-atout-du-manager-1336395
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